6.

Le soleil avait déjà bien entamé son ascension. Gankyû leva les yeux vers le ciel sans nuage.

— Il n’est presque rien tombé depuis notre départ… dit-il avec une grimace.

— C’est rare ?

— Il ne pleut jamais beaucoup dans la mer Jaune. Mais à ce point-là, oui, c’est assez rare. Heureusement, le lac nous a permis de refaire nos réserves. Ça devrait aller.

— J’espère…

Au-dessus de la frondaison des pins, Shushô observa la ligne que formait le sommet des collines.

— Tu penses que tu pourras retrouver le chemin ? demanda-t-elle, les rênes du haku à la main.

— Je m’inquiéterais pas pour l’eau si je le savais.

— Donc tu ne sais pas vraiment où on est ?

— Au cas où tu l’aurais oublié, je te rappelle qu’on est arrivés ici en fuyant… Mais si je me trompe pas, le bourg doit être par là, donc je vois à peu près où on est. À peu près seulement, parce que je suis pas gôshi, moi.

Gankyû posa la selle sur le dos de l’animal. Shushô prit les rênes entre ses dents et poussa un râle.

— Ah ! On aurait dû insister pour que Shinkun vienne avec nous !

— Toi alors, tu manques pas d’air, ma parole !

— Pas tant que toi, d’abord ! Bon, est-ce que tu crois qu’on va pouvoir retrouver Rikô et les gôshi, au moins ?

— Je n’en sais rien. On se débrouillera, t’inquiète pas.

Il plia avec soin la pèlerine que leur avait donnée le tensen.

On n’en aura pas besoin tout de suite.

— Tu as eu la chance de voir Shinkun. Donc, je pense que tu n’auras pas de mal à les retrouver.

— Oui, c’est vrai que je suis plutôt chanceuse. Ça t’a bien aidé, d’ailleurs, non ? dit-elle en chargeant le haku.

Gankyû enfourcha la monture et lui tendit la main.

— Maintenant que tu es arrivée jusqu’ici, je suis sûr que tu pourras atteindre le mont Hô. Quoi qu’il arrive. Alors, faut que tu réfléchisses un peu à ton avenir.

— C’est simple : reine ou shushi. T’aurais pas besoin d’une apprentie, par hasard ?

— Mais tu as des parents, non ?

— Oui… Comme tout le monde.

— Et tu ne les aimes pas ?

Ils suivirent le cours du ruisseau.

— Si. J’ai de la tendresse pour eux, mais pas de l’estime, tu comprends ? Mon père se contente de faire poser des grilles à ses fenêtres et d’embaucher toujours plus de gardes. Et lorsque je lui demandais s’il avait l’intention de faire l’Ascension, il me répondait avec un sourire gêné : « Je ne suis qu’un simple marchand, tu sais. »

Elle mima sa mine faussement désolée.

— Un grand marchand. Très connu, non ?

— Oui… Mais c’est surtout parce qu’il a réussi à corrompre les fonctionnaires de Renshô. Il a beaucoup profité des ravages que connaît le royaume. Il a pris un grand nombre d’affiliés sous son toit pour avoir une main-d’œuvre gratuite à sa disposition, et avec les économies réalisées, il a pu acheter du grain à bas prix aux paysans en difficulté. Après, il le revendait très cher à ceux qui souffrent de la famine… Comment veux-tu que j’aie du respect pour quelqu’un comme ça ?

— Oui, je vois.

— J’ai toujours vécu avec mes parents. Grâce à eux, j’ai pu mener une vie insouciante. Et je les en remercie. Mais dès que j’aurai vingt ans et que je recevrai une terre, j’ai bien l’intention de les quitter et d’aller m’y installer. Mes frères ont vendu la leur et travaillent avec mon père. Mais moi, je n’ai aucune envie de faire la même chose.

Elle se tourna vers Gankyû.

— Je pourrais devenir ton élève, dis ? Et si on commençait tout de suite ?

— Tu es déjà trop grande pour commencer un apprentissage. Tu ferais mieux de penser à ce que tu feras quand tu seras reine.

— Hmm… Il faudrait encore que je sois choisie… murmura-t-elle.

Elle parut réfléchir un instant, puis se retourna de nouveau vers lui.

— J’ai une idée : si je ne suis pas choisie, tu me prends comme disciple ; et si je suis choisie, tu deviens mon vassal ! Qu’est-ce que t’en dis ?

Gankyû éclata de rire.

— Moi ? Le vassal de la reine Kyô ?

— Et pourquoi pas ? Tu vois, à Renshô, il y a beaucoup de gens qui se font tuer par les yôma. Et après avoir vu la ville de Ken, j’ai enfin compris pourquoi : c’est que Renshô ne possède pas de défense contre leurs attaques. Si toutes les villes étaient fortifiées comme celle de Ken, et si tout le monde savait se protéger des yôma comme le peuple kôshu, je crois que ça pourrait changer bien des choses.

— Mais c’est inutile, voyons ! dit-il en rigolant. Quand le trône est occupé, les yôma cessent de se montrer.

— Oui, eh bien justement. Tout le problème vient de là. Parce que la plupart des gens pensent comme toi, on n’a jamais pris de mesures efficaces pour affronter les périodes de dévastation. Tant que le roi est sur le trône, tout va bien. Les affaires tournent, et on ne se fait pas de souci. Et s’il meurt subitement, qu’est-ce qu’on fait ? Il faut être un peu prévoyant, tout de même !

— Oui, tu as raison, dit-il en souriant.

— Si je suis choisie, les gôshi perdront leur emploi. Ils seront obligés de se faire shushi, mais du coup, il y en aura trop, et le prix des montures baissera. Finalement tu ferais bien mieux de devenir mon vassal, c’est un conseil que je te donne.

— Tu me vois fonctionnaire royal ? Franchement…

— Bon, eh bien, dans ce cas, disons que je te prendrai comme gôshi. Dans un palais royal resté si longtemps sans roi, il doit y avoir un tas de gens bien plus dangereux que des yôma. J’aurais sûrement besoin d’un garde du corps. Et puis de temps en temps, tu pourras toujours aller me capturer une monture dans la mer Jaune. Qu’est-ce que t’en penses ? Sans compter que si tu es mage, tu n’auras plus à redouter les coups de griffes ! C’est quand même un gros avantage quand on chasse, non ?

— D’accord, d’accord. C’est entendu.

C’est drôle comme elle peut être à la fois si mature et si enfantine… Entreprendre de faire l’Ascension uniquement parce qu’on est en colère devant les ravages de son pays, c’est même assez puéril. Mais, normalement, une enfant de son âge n’aurait jamais pu arriver jusque-là.

— Ah ! Et faudra aussi que je pense à régler le problème de ces shushi qui font leurs petites affaires à Ken !

Gankyû partit d’un grand éclat de rire.

C’est à ce moment qu’ils entendirent l’écho d’une voix. Shushô chercha des yeux d’où elle provenait, et aperçut au loin une monture qui dévalait une colline. C’était le sûgu !

— Oh, regarde ! C’est Seisai ! Rikô est venu nous chercher !

— C’est bizarre qu’il soit dans le coin. On est assez loin de l’endroit où on s’était séparés.

— Oui, c’est vrai. Il a peut-être senti notre odeur ? dit Shushô en rigolant.

Elle lui fit signe de la main. Aussitôt, le sûgu s’élança et, d’un bond, vint se poser à côté du haku.

— Vous êtes vivants ! lança Rikô, un grand sourire sur le visage.

— Qu’est-ce que tu crois ! répondit Shushô en bombant le torse. Il pouvait rien nous arriver : j’étais là ! Mais je suis bien contente que tu sois sain et sauf, toi aussi. Alors, tu as réussi à rattraper les gôshi ?

— Oui, j’ai survécu, comme tu vois. Et sans toi !

— Eh ben, on peut dire que tu as eu de la chance !

Rikô lui répondit par un grand rire et descendit de sa monture. Puis il donna quelques tapes sur le cou du sûgu, et aussitôt, l’animal bondit jusqu’au sommet de la colline qu’ils venaient de franchir. Il se tint là, immobile, tournant seulement la tête de droite et de gauche.

— Les gôshi sont là ? Ils sont de l’autre côté ? demanda Shushô.

Rikô acquiesça en souriant.

— Mais comment tu as su qu’on était là ? Tu nous as retrouvés à l’odeur ?

— L’odeur ? Ma foi, quelque chose de ce genre, oui… dit-il, le visage épanoui. Un effluve capté par une grande inspiration. Du coup, ça n’a pas été difficile de vous repérer.

Shushô pencha la tête, perplexe, et se tourna vers Gankyû. Apparemment, il ne comprenait pas davantage.

Mais Rikô ne leur donna pas plus d’explication et tendit la main à Shushô pour l’aider à descendre du haku. Qu’est-ce qu’il avait bien pu vouloir dire avec son histoire d’inspiration ? Il indiqua la direction d’un geste, et Gankyû fit avancer sa monture.

— Ça va, ta blessure ? Ça te fait toujours mal ?

— J’ai retrouvé toutes mes forces, grâce à Shushô ! Enfin… à sa bonne étoile, disons. Mais dis-moi, qu’est-ce qui se passe exactement ?

Rikô fit un sourire entendu.

— Une inspiration, je te dis ! Du genre de celles qui gonflent les poitrines.

Gankyû ne fut pas plus avancé, mais n’insista pas.

— Et toi aussi tu as survécu, alors, continua Rikô en tapotant l’encolure du haku. Ça me fait bien plaisir de te voir.

— À ce propos… dit Gankyû, après réflexion, je crois quand même qu’il me convient mieux que le sûgu. Si ça t’embête pas, je préférerais le reprendre et te rendre Seisai.

— D’accord, ça marche. Mais tu perds au change !

Shushô pouffa dans son coin.

— Pas si sûr. Ce haku est très spécial, dit-elle.

— Ah bon ? Et pourquoi ? demanda Rikô.

— Arrête avec tes questions ! intervint Gankyû.

— Parce qu’il a un super nom ! Le shushi ne le cédera pour rien au monde.

— Ah oui ?

— Vous allez…

Gankyû s’interrompit : au sommet de la colline, Seisai agitait sa longue et belle queue comme un drapeau.

— Les voilà ! s’écria Rikô en plissant les yeux.

Ils virent alors des nuages de poussière s’élever derrière l’animal, et aussitôt après, un rokushoku. Puis, presque immédiatement, une troupe de cavaliers.

Tous demeurèrent un instant comme en équilibre sur la ligne de crête, et lentement, ils dévalèrent la pente pour venir à leur rencontre. Shushô contemplait la scène, bouche bée.

Gankyû, lui aussi, était sans voix. Outre les gôshi dans leurs vêtements sobres, de nombreuses femmes étaient présentes, toutes vêtues d’habits aux couleurs riches et variées. L’effet était saisissant.

Et puis, parmi la trentaine de personnes qui composaient le groupe, il y avait aussi un homme étrange, monté sur un yôma. Oui, un yôma. Et les cheveux dorés du cavalier flottaient dans la brise et semblaient de cuivre sous le soleil.

Shushô et Gankyû restèrent un long moment sans dire un mot.

— Gankyû, mais c’est…

— Ça m’en a tout l’air, oui…

Elle se tourna vers Rikô.

— Comment ça se fait que le kirin soit ici ?

— À ton avis ?

— Mais…

Un large sourire apparut sur le visage de Gankyû.

— Apparemment, il vient chercher quelqu’un.

— Mais pourquoi ?

— C’est évident, non ?

— Qui ?

Rikô laissa échapper un petit rire.

— Bon. Moi, je suis né à Sô. Et toi, Gankyû ?

— À Ryû. Et le haku, quelque part dans la mer Jaune, je suppose.

— Mais… souffla Shushô.

Rikô lui tapota l’épaule.

— Ma foi, je crois bien qu’une seule personne ici est née à Kyô.

— C’est pas possible…

Elle se tourna vers Gankyû, presque apeurée.

— Je sais même pas ce que je dois faire !

Il lui passa la main dans le dos.

— Écoute. Tu as déjà réussi à embarquer une divinité et un kirin dans ton histoire. Le reste devrait pas poser de problème.

La force de convaincre un royaume de partager son destin…

— Allez ! Vas-y ! dit-il en la poussant en avant.

Elle fit quelques pas, s’arrêta, regarda en arrière, l’air troublé. Gankyû pointa le doigt, lui faisant signe de continuer, et Rikô lui adressa un grand sourire pour l’encourager. Elle hocha la tête et se remit à marcher au-devant de la troupe qui approchait.

Les gôshi sont là. J’aperçois Kinhaku, et puis… cet homme, là… Mais c’est Shôtan ! Et ces femmes doivent être les nyosen du mont Hô !

Parvenue à leur hauteur, elle s’immobilisa. Les cavaliers descendirent de leur monture.

Je sais qu’on doit mettre un genou à terre devant le kirin. Mais pourquoi Ils se prosternent tous devant moi ?

Seul l’homme aux cheveux cuivrés ne les avait pas imités. Une grande bonté se lisait sur son visage.

Il observa Shushô un instant, puis plissa les yeux et s’ouvrit d’un large sourire. Il mit à son tour pied à terre. Malgré sa constitution plutôt robuste, il était descendu du yôma avec souplesse et s’était posé sur le sol sans faire le moindre bruit, comme si son corps n’avait aucun poids.

— Alors… murmura Shushô, sans trop savoir ce qu’elle devait dire ou faire.

L’homme s’avança vers elle. Il lui sourit de nouveau, et plia un genou.

— Je suis venu vous chercher…

Sa voix avait des accents presque timides.

— Moi ?… C’est moi que vous cherchez ?

— Oui.

Il regardait Shushô, l’air béat, comme s’il éprouvait un bonheur sans pareil.

— Vous êtes sûr ?

Il hocha la tête.

— J’ai aperçu l’aura royale depuis le mont Hô.

Shushô gardait les yeux fixés sur le visage de cet homme agenouillé devant elle.

Elle était partie de chez elle en plein hiver en emportant la veste de Keika, avait traversé le royaume de Kyô sur le dos du môkyoku, franchi les monts Kongô, pénétré dans la mer Jaune, marché des jours et des jours…

Le voyage a été long…

Tout, maintenant, lui revenait en mémoire : les souffrances, les pleurs, la peur. Les images défilaient dans sa tête sans qu’elle puisse les arrêter. Elle leva la main.

Un bruit cinglant transperça le silence. Le geste avait été si vif ! L’assistance en fut médusée.

— Eh bien, tu en as mis du temps, bougre d’idiot ! Pourquoi tu n’es pas venu me chercher quand je suis née !?

Le kirin leva les yeux vers Shushô sans comprendre.

Les joues gonflées, elle tremblait de tout son corps, haletante.

Alors, lentement, un sourire réapparut sur la face débonnaire de cet homme, et il inclina profondément la tête.

Les ailes du destin
titlepage.xhtml
Les ailes du destin_split_000.htm
Les ailes du destin_split_001.htm
Les ailes du destin_split_002.htm
Les ailes du destin_split_003.htm
Les ailes du destin_split_004.htm
Les ailes du destin_split_005.htm
Les ailes du destin_split_006.htm
Les ailes du destin_split_007.htm
Les ailes du destin_split_008.htm
Les ailes du destin_split_009.htm
Les ailes du destin_split_010.htm
Les ailes du destin_split_011.htm
Les ailes du destin_split_012.htm
Les ailes du destin_split_013.htm
Les ailes du destin_split_014.htm
Les ailes du destin_split_015.htm
Les ailes du destin_split_016.htm
Les ailes du destin_split_017.htm
Les ailes du destin_split_018.htm
Les ailes du destin_split_019.htm
Les ailes du destin_split_020.htm
Les ailes du destin_split_021.htm
Les ailes du destin_split_022.htm
Les ailes du destin_split_023.htm
Les ailes du destin_split_024.htm
Les ailes du destin_split_025.htm
Les ailes du destin_split_026.htm
Les ailes du destin_split_027.htm
Les ailes du destin_split_028.htm
Les ailes du destin_split_029.htm
Les ailes du destin_split_030.htm
Les ailes du destin_split_031.htm
Les ailes du destin_split_032.htm
Les ailes du destin_split_033.htm
Les ailes du destin_split_034.htm
Les ailes du destin_split_035.htm
Les ailes du destin_split_036.htm
Les ailes du destin_split_037.htm
Les ailes du destin_split_038.htm
Les ailes du destin_split_039.htm
Les ailes du destin_split_040.htm
Les ailes du destin_split_041.htm
Les ailes du destin_split_042.htm
Les ailes du destin_split_043.htm
Les ailes du destin_split_044.htm
Les ailes du destin_split_045.htm
Les ailes du destin_split_046.htm
Les ailes du destin_split_047.htm
Les ailes du destin_split_048.htm
Les ailes du destin_split_049.htm
Les ailes du destin_split_050.htm
Les ailes du destin_split_051.htm
Les ailes du destin_split_052.htm
Les ailes du destin_split_053.htm
Les ailes du destin_split_054.htm
Les ailes du destin_split_055.htm
Les ailes du destin_split_056.htm